L’Action extraordinaire de Satan dans le monde : Aspects théologiques et du Magistère

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Rapport de Son Excellence Mons. Giovanni Salvatore Rinaldi 1

 

L’existence des anges et leur identité spirituelle dans l’Ecriture et le Magistère

L’ange comme créature de Dieu, sa création à partir du néant, est une vérité théologique qui appartient au dépôt sûr de la foi : c’est donc une vérité de foi, qui, même si elle n’est pas enseignée directement par l’Ecriture Sainte, est explicitée aussi bien par la tradition que par le magistère de l’Eglise. Ecriture Sainte, tradition et magistère, sont les sources de la théologie.

Les anges sont appelés à l’existence, comme toutes les créatures, pour participer à la communion d’amour avec la Très Sainte Trinité : “Dans Sa bonté et par Sa toute puissance, et non pas pour augmenter Sa béatitude ni pour acquérir de la perfection, mais pour la manifester à travers les biens qu’Il concède à Ses créatures, ce seul vrai Dieu a, par la plus libre des décisions, créé en même temps à partir du néant, à l’origine des temps, l’une et l’autre créatures, la spirituelle et la charnelle”2. Dans l’Ecriture Sainte nous pouvons entrevoir, indirectement, la création des anges étroitement unie à la création du monde et des hommes : “Au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre” (Gn 1,1), à la fois le monde angélique, le Ciel, et le monde terrestre, l’homme et la Création. La vérité de l’existence des anges est une vérité authentique mais périphérique, c’est-à-dire subordonnée à la dimension christologique et anthropologique de la vie dans le baptême, mais elle ne peut pas être considérée comme une vérité discutable3, en tant que c’est une vérité clairement affirmée, aussi bien par l’Ecriture Sainte que par le magistère de l’Eglise, même si les différentes opinions théologiques relatives à la modalité de l’influence des anges dans le monde (leur influence par rapport à l’homme et à la Création), sont toutefois toujours discutables et ouvertes au progrès et au renouveau théologique, pourvu qu’elles soient fidèles au magistère. Le Concile Latran IV de 1215 marque une étape décisive sur la question de la création des anges : “Nous croyons fermement et nous confessons ouvertement que le vrai Dieu, éternel et immense, est le seul Dieu…Unique principe de l’univers créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et matérielles, qui par sa force Toute-puissante créa du néant dès l’origine des temps l’un et l’autre ordres de créature :  le spirituel et le matériel, c’est-à-dire les anges et le monde terrestre et puis l’homme”4.

Dans l’Ancien Testament sont relatés bien des épisodes dans lesquels l’action des anges est vraiment telle, c’est-à-dire personnelle et distincte de Dieu : le Seigneur envoie son ange à Agar pour la secourir (cf. Gn. 16,7) ; ou pour arrêter la main d’Abraham sur Isaac (cf. Gn 22,12). Le prophète Elie, en difficulté, est encouragé par un ange : “Mais l’ange de Yahvé revint une seconde fois, le toucha et dit : “Lève-toi et mange, autrement le chemin sera trop long pour toi” (1 R 19,7). Dans l’Exode l’ange a une fonction de représentation de Dieu pour insuffler de la sécurité : “J’enverrai un ange devant toi…mais je ne monterai pas au milieu de toi” (Ex 33, 2-3). Dans l’Ancien Testament on parle aussi de Chérubins qui soutiennent le trône de Dieu ou gardent l’entrée de l’Eden (cf. Ez 10,1), et des Séraphins à six ailes qui chantent la gloire de Dieu trois fois Saint (cf. Is 6,2). Dans les traditions postérieures à l’exil on trouve des références plus fréquentes aux anges (Job, Ezéchiel, Zacharie, Tobie, Daniel), de plus apparaissent aussi des noms personnalisés : Raphaël et Gabriel chez Tobie, Michel chez Daniel. Il apparaît clairement que ces messagers divins n’étaient plus ressentis comme une menace pour le monothéisme, mais présentés comme des intermédiaires entre Dieu et l’homme, voire comme de véritables messagers.

Le mot Ange signifie messager et exprime une fonction, accomplie au nom de Dieu et au bénéfice de l’homme ; le Concile Latran IV s’exprimera sur l’identité des anges et proclamera leur identité comme purement spirituelle. La révélation, en effet, (cf. Ep 6, 12) les désigne comme des êtres spirituels, en opposition à l’existence matérielle : ils appartiennent à la création invisible, ils sont des êtres créés, spirituels, avec une plénitude d’existence, dotés d’une conscience subjective et de capacités de relations interpersonnelles. Ces créatures spirituelles sont immortelles : l’évangéliste Luc (20,36), en parlant de la condition des ressuscités, qui ne sont plus sujets à la mort, dit : “car ils sont pareils aux anges”. Les anges sont de purs esprits, des êtres sans corps, bien que ce ne soit pas dans un sens hostile au corps, dans leur condition spirituelle et personnelle ils agissent comme messagers de Dieu sans jamais être dépersonnalisés : parmi les tâches qui les caractérisent comme êtres personnels figure le rôle de présenter devant Dieu les prières des hommes (cf. Tb 12, 12 ; Ap 5, 2). L’ange est, donc, une créature personnelle, non un symbole du bien5 :

“En même temps que leur existence, la foi de l’Eglise reconnaît certains traits distinctifs de la nature des anges. Leur être purement spirituel implique avant tout leur non-matérialité et leur immortalité…dotés d’intellect  et de volonté libre comme l’homme, mais à un degré qui lui est supérieur, même s’il est toujours fini, à cause de la limite inhérente à toutes les créatures. Les anges sont donc des êtres personnels et, en tant que tels, sont eux aussi à l’image et à la ressemblance de Dieu”6

Dans le Nouveau Testament les anges œuvrent surtout dans les moments où l’intervention de Dieu est affirmée comme un Mystère et, en même temps, comme un fait réel : dans l’Annonciation à Marie, dans le songe de Joseph et dans d’autres épisodes des Evangiles dits de l’enfance ; ainsi dans le récit de la tentation de Jésus au désert, de l’agonie à Gethsémani, de la résurrection. Dans les Actes des Apôtres les anges sont également  les instruments de l’intervention de Dieu dans l’histoire de l’Eglise primitive : ils représentent le monde céleste qui guide l’homme et le soutient tout au long du parcours de la vie. Dans les textes apocalyptiques on donne un vigoureux relief à la participation des anges au sort final du monde : au Jugement universel, ils séparent les pécheurs des élus, accompagnent le Fils de l’Homme lors de sa venue (cf. Mt 24,31 ; 25,31). Dans l’Apocalypse ils sont présents presque à chaque page. La Lettre aux Hébreux souligne l’infériorité des anges par rapport au Christ : ce sont “des esprits chargés d’un ministère, envoyés en service pour ceux qui doivent hériter du salut” (1,14). Enfin l’adoration des anges est expressément interdite, que ce soit dans l’Apocalypse ou dans saint Paul : “Nous jugerons les anges” (1Co 6,3). Dans ce dernier passage on fait allusion, probablement, à une possibilité de péché présente aussi chez ces êtres de lumière. Dans le concile Vatican II, il y a trois affirmations importantes sur les anges :

1. “En attendant que le Seigneur soit venu dans sa gloire, accompagné de tous les anges” (LG 49).

2.”[l’Eglise] a honoré  avec une particulière ferveur la mémoire des défunts en même temps que la bienheureuse Vierge Marie et les saints anges, sollicitant pieusement le secours de leur intercession.” (LG50).

3.”Que tous les chrétiens adressent à la Mère de Dieu et des hommes d’instantes supplications, afin qu’après avoir assisté de ses prières l’Eglise naissante, maintenant encore, exaltée dans le ciel au-dessus de tous les bienheureux et des anges, elle continue d’intercéder auprès de son Fils dans la communion de tous les saints” (LG69).

Ces trois aspects de l’angélologie décrivent les trois piliers de la théologie des anges :

1. Les anges sont au service de Jésus-Christ, c’est une subordination absolue qu’ils portent en eux-mêmes depuis le premier instant de leur existence. Ils existent “pour”, “en”, “en vue” du Christ (cf. Ep 1,3-14; Col 1, 13-20 ; He 1,1-4). “Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut” (Jn 1,3). L’angélologie est subordonnée à la christologie.

2. L’ange, en rapport à l’homme, exerce un ministère d’intercession : il est son guide dans le chemin vers la vie éternelle, sa défense face aux assauts du diable, sa consolation dans les souffrances, sa lumière de vérité dans les choix de la vie quotidienne.

3. La subordination de son action dans le plan de salut de Dieu par rapport à la Vierge Marie, laquelle est aussi invoquée par le peuple de Dieu comme Reine des anges. Cet aspect est considéré par certains Pères de l’Eglise comme l’origine de la rébellion des anges : Lucifer n’accepta pas d’être inférieur à une femme, dont la sainteté l’avait rendue supérieure à lui.

L’influence de l’ange dans le monde

L’ange est un soldat de Dieu qui exerce une triple action : envers Dieu, envers l’homme et envers le monde. Nous pouvons considérer la première comme action ordinaire de l’ange, alors que les deux autres sont des actions extraordinaires.

1.  L’action doxologique en rapport à Dieu: rendre gloire à la Très Sainte Trinité. L’office,     l’action principale des anges, est avant tout un office de louange, qui constitue la liturgie céleste (cf. Ap 5, 12). La louange angélique a pour objet les deux plus grandes manifestations d’agapè de Dieu : la Création et le Salut. La louange des anges représente la liturgie céleste, à laquelle s’associe sans cesse la liturgie terrestre de l’Eglise, spécialement dans le sacrifice de la messe. Saint Jean-Paul II met en évidence la présence des anges, leur office de louange,durant la célébration eucharistique : “Avant de commencer la prière eucharistique, au cœur de la Sainte Messe, sont évoqués les anges et les archanges pour chanter la gloire de Dieu trois fois saint”7.

2. L’action sotériologique en rapport à l’homme. Les anges œuvrent pour le salut de l’homme. “Est-ce que tous ne sont pas des esprits chargés d’un ministère, envoyés en service pour ceux qui doivent hériter du salut?” (He 1, 14). En ce qui concerne la fonction sotériologique, nous reconnaissons en particulier le ministère des anges gardiens, œuvre qui commence dès la conception et se termine avec l’entrée dans la vie éternelle. Nous devons distinguer dans la fonction sotériologique une double influence de l’ange : l’influence sur l’intellect humain et celle sur la volonté humaine. L’ange renforce l’intellect sans répandre une lumière intellectuelle  qui revient seulement à Dieu, celui-ci ayant un degré de connaissance supérieure, mais il peut agir directement sur l’intellect humain en perfectionnant la puissance intellective de l’homme. L’influence angélique sur la volonté humaine est une simple œuvre de persuasion, dans laquelle seul Dieu peut changer la volonté, c’est pourquoi l’ange peut l’influencer en l’orientant vers le souverain bien qui est Dieu.

3. L’action économique en rapport au monde: concerne le rôle des anges dans l’assistance et la sauvegarde du monde matériel, dans la protection de la terre, de la mer et de leurs fruits (cf. Ap 7, 11). Cet aspect de l’action extraordinaire de l’ange dans le monde sera approfondi ultérieurement.

Le péché des anges

L’ange connaît la réalité qui l’entoure par intuition, l’ange ne raisonne pas pour connaître, ainsi que font tous les hommes ; il connaît Dieu à travers la perfection divine qui se reflète sur son essence, et en Dieu les anges se connaissent eux-mêmes, ils se connaissent les uns les autres, ils connaissent tout en vertu de leur vie en Dieu. La connaissance angélique n’est donc pas une connaissance par abstraction et raisonnement, comme la connaissance humaine, mais c’est une pure connaissance immédiate et intuitive.

L’ange a été créé par et en vue du Christ, l’existence angélique est finalisée au Christ, Fils de Dieu, donc les anges aussi sont appelés à participer à la vie divine à travers Jésus-Christ : nous ne pouvons pas comprendre le péché des anges si nous ne partons pas de cette donnée relative à leur création en, pour et en vue de Jésus-Christ. Saint Thomas d’Aquin, dans la  Somme théologique (I q 62, art. 5), affirme  que “les anges ont été créés en grâce, mais ils devaient obtenir la gloire par leur choix, c’est-à-dire par un acte de volonté pour Dieu”. Le don de la nature qu’ils ont reçu correspond au don de l’amour et dépend seulement de Dieu sans présupposer aucun mérite ou disponibilité : Dieu leur donne la vie éternelle, c’est le don de la nature. Le don de la gloire, par contre, est laissé à la libre décision de l’ange, comme d’ailleurs pour l’homme. Dieu a créé l’ange libre, donc il lui est aussi possible de manquer à la demande du Bien absolu ; en vertu de cette liberté, seuls ceux qui ont librement accueilli en plénitude la participation à la vie trinitaire ont bénéficié de la grâce sanctifiante, et ainsi ont mérité la possession de l’amour béatifiant, en rejoignant la félicité béatifique. Le même caractère d’immédiateté, typique de la connaissance angélique, est présent aussi dans la dynamique de la liberté de l’ange : il n’est pas exposé au doute ou à des difficultés inhérentes au jugement-discernement. L’ange, quand il a refusé Dieu, l’a donc fait librement et en conscience du dommage qu’il s’auto-infligeait.

Il ne manque pas dans le Nouveau Testament de références explicites et claires au péché des anges ou mieux à leur “transformation” en diables, données bibliques qui révèlent le choix absurde et fou de vouloir être des démons, c’est-à-dire des êtres maudits, ou bien des créatures privées de la vie surnaturelle, c’est pourquoi ils sont identifiés comme anges rebelles qui ont péché, et qui pour l’éternité vivent loin de Dieu et en opposition avec Lui. Ȇtre des “maudits” dans la conception biblique signifie être privés de la vie surnaturelle : l’ange au moment de son péché éteindra pour toujours la lumière de cette vie surnaturelle, tout en conservant – mystère divin – les caractères et les pouvoirs de son grade propre ou chœur angélique d’appartenance.

2 P 2, 4 : “Dieu n’a pas épargné les anges qui avaient péché, mais les a mis dans le Tartare et livrés aux abîmes de ténèbres, où ils sont réservés pour le Jugement”. L’apôtre Pierre parle expressément d’un péché des anges, et par conséquent d’un enchaînement dans l’abîme infernal, comme peine pour leur péché. Cet abîme ne peut pas être identifié comme une cage dans laquelle sont enfermés tous les anges rebelles, une partie d’entre eux, en effet, sont “opérants” dans le monde.

Jude 6 : “Quant aux anges, qui n’ont pas conservé leur primauté, mais ont quitté leur propre demeure, c’est pour le jugement du grand Jour qu’il les a gardés dans des liens éternels, au fond des ténèbres”. Saint Jude exprime le symbolisme des chaînes, anges enchaînés dans les ténèbres, certainement ils sont enchaînés dans le sens qu’ils ne peuvent agir “librement”, leur “champ d’action” reste toujours subordonné au mystère de la permission divine ; ils sont dans les ténèbres, doncils ne sont  plus dans la Lumière, en Dieu, “parce qu’ils n’ont pas conservé leur primauté” : on entrevoit une hiérarchie angélique.

Le péché de l’ange est une révolte, une rébellion contre Dieu, donc c’est une véritable action contre  sa nature propre, parce que les anges vivent exclusivement de la communion trinitaire, et désormais ils se retrouvent à “vivre” la solitude la plus pleine et absolue, parce que leur décision d’être des diables, c’est-à-dire des esprits qui s’opposent à l’homme par haine contre Dieu, ne prévoit pas la relation entre eux : les anges rebelles se détestent aussi entre eux, entre eux il existe une solidarité à faire le mal, mais non le bien. Jacques Maritain (1882-1973), philosophe français converti au catholicisme, considéré comme un des principaux représentants du néothomisme, a bien décrit dans un de ses ouvrages – intitulé Le péché de l’ange -, le choix absurde et fou de ces esprits pervertis et pervertisseurs :

“L’esprit pur choisit ainsi le mal avec une souveraine liberté, sans qu’aucune lumière au monde puisse l’en détourner en le convainquant d’ignorance ou d’erreur, en lui montrant qu’il se trompe. Car c’est évidemment une erreur que de placer son bien dans ce qui n’est pas réellement son propre bien – dans une chose qu’on aime de manière désordonnée et sans mesure – mais il le sait aussi bien que vous, et même mieux que vous, et malgré cela il le fait. Cette erreur est précisément sa faute, elle ne la précède pas, et il la commet consciemment et volontairement. Il ne se trompe pas de route en prenant la mauvaise route pour la bonne, il se trompe de route en choisissant en pleine connaissance de cause la route qu’il sait mauvaise ; en bref, rien ne l’a induit en erreur, le fonctionnement naturel de son intelligence ne s’est abîmé en rien ; il fait ce qu’il a voulu, il va où il a voulu, vers ce qu’il a voulu”8.

Pour comprendre, autant qu’il est possible, le péché de l’ange, il faut considérer aussi les caractéristiques de la volonté de l’ange : la volonté de l’ange ne coïncide pas avec l’être bon de l’ange, qui est seulement de Dieu. Son vouloir correspond à sa perfection, choisir le bien est choisir Dieu, choisir soi-même est choisir le mal, l’absence de Dieu. L’ange a sa liberté de choix, qui est limitée, et, donc, soumise au péché ; dans leur péché les anges rebelles ont placé dans leur premier acte de liberté, l’amour de leur propre existence et non l’amour pour Dieu. Ce péché est irrévocable9, il ne peut pas être racheté à cause de la profonde connaissance qu’ils ont de Dieu; leur choix de refuser l’amour de Dieu est un acte libre, responsable et définitif, par lequel ils ont détruit définitivement leur être créé comme don, dans le désir de vérité et de disponibilité à l’amour, et ont choisi de ne pas être ce qu’ils sont. L’ange, la créature de lumière, devenue démon, dont la chute des cieux, immédiate et définitive, est rappelée par Jésus lui-même avec le symbolisme de la foudre : “Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair!” (Lc 10, 18). La foudre est un éclair, la chute de Satan du ciel a eu la même immédiateté et le même caractère périlleux que les éclairs, ils sont immédiats dans l’action et détruisent tout ce qu’ils touchent : la connaissance du démon était immédiate et par son acte de choix libre il s’est détruit pour toujours.

Le mal dans le monde, la souffrance et la mort, ont donc leur origine dans le péché des anges10, l’homme, cependant, pouvait se protéger de leur influence, mais il a choisi librement de dépasser la limite que lui a imposée Dieu, limite que les anges rebelles eux-mêmes n’ont pas voulu accepter et qu’aujourd’hui encore ils ont la présomption de dépasser et de tourner en ridicule toutes les fois que l’homme choisit de vivre sans Dieu. Voici donc qu'”un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute l’histoire des hommes ; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur nous l’a dit, jusqu’au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien” (GS 37).

Jésus et le démon

“C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu” (1Jn 3, 8b) : toute la mission évangélique de Jésus-Christ est une lutte radicale contre le pouvoir de Satan et des anges rebelles pervertis dans leur orgueil, sans cette lutte on ne comprendrait pas la portée théologique de l’œuvre de salut du Christ, donc “on ne peut pas penser à une vie spirituelle, à une vie chrétienne, sans résister aux tentations, sans lutter contre le diable. Et penser qu’ils ont voulu nous faire croire que le diable est un mythe, une figure, une idée du mal. Par contre le diable existe et nous devons lutter contre lui”11 : les interventions du pape François contre ceux qui nient l’existence et l’activité ordinaire et extraordinaire du démon sont nombreuses. L’existence des démons rentre dans l’annonce de l’Evangile de Jésus-Christ,  même si ce n’est pas de manière centrale et dominante, comme l’ange ; le Fils de Dieu, moyennant son incarnation, sa Passion, sa mort et sa résurrection, a révélé à l’homme que le salut s’obtient à travers une conversion qui est essentiellement lutte contre Satan pour adhérer à Dieu. L’offre du salut est pour tous ceux qui acceptent le message évangélique de l’amour, par lequel “[les hommes sont appelés à se convertir] des ténèbres à la lumière et de l’empire de Satan à Dieu, et qu’ils obtiennent, la rémission de leurs péchés” (At 26, 18). Ce “passage” peut être considéré comme la Magna Charta de la démonologie néo-testamentaire.

“Le mal qui est dans le monde est occasion et effet d’une intervention en nous et dans notre société d’un agent obscur et ennemi, le démon. Le mal n’est pas seulement un manque, mais un être vivant, spirituel, perverti et pervertiteur. Terrible réalité, mystérieuse et qui inspire la peur. Qui se refuse à reconnaître son existence sort du cadre de l’enseignement biblique et ecclésiastique, ou qui en fait un principe qui se suffit à lui-même n’ayant pas, comme toute créature, origine en Dieu, ou l’explique comme une pseudo-réalité, une personnification conceptuelle et fantastique des causes inconnues de nos malheurs”12.

Le bienheureux Paul VI a répété que des théologies qui nient l’existence personnelle de Satan ne sont pas des théologies catholiques, puisque ce n’est plus l’Ecriture qui juge le monde, mais le monde qui juge l’Ecriture, comme l’avait affirmé alors le cardinal Ratzinger : “L’autorité sur laquelle de semblables spécialistes de la Bible basent leur jugement n’est pas la Bible même mais la vision du monde contemporain du bibliste […]”. Quoi qu’en disent certains théologiens superficiels, le diable est pour la foi chrétienne une présence mystérieuse, mais réelle, personnelle, non symbolique: une liberté surhumaine maléfique opposée à celle de Dieu13″. Le pape François, dès le début de son pontificat, dans le discours aux cardinaux, a rappelé l’action du diable dans le monde – une telle référence, même marginale – comme il est juste qu’elle le soit – ne manque pas dans ses discours, dans ses homélies quotidiennes, au point que nous pouvons bien affirmer que, parmi les renouvellements variés que le pape François est en train d’opérer, on trouve aussi celui auquel faisait allusion Paul VI, c’est-à-dire une vision claire, non-obscurantiste mais basée sur l’Ecriture, sur la Tradition et sur le Magistère, de ce qui concerne l’action de Satan dans le monde. Le pape François non seulement conjure les fidèles de ne pas suivre mages et faux charismatiques14, mais encore de ne pas suivre biblistes ou doctes professeurs qui nient l’existence du diable ou “déqualifient” une vision et une application justes et modérées de l’étude de la démonologie. Toute la vie de Jésus témoigne de l’affrontement entre les puissances du mal et une réalité qui va au-delà de ce qui est humain et appartient au monde.

Les tentations de Jésus

Un des premiers affrontements de Jésus avec Satan se produit dans la dynamique des tentations. Les trois évangiles synoptiques racontent le déroulement des tentations de Jésus : le Fils unique de Dieu est conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable. Le démon est cruel dans ses tentations, mais plus encore dans celles qu’il met en œuvre envers le Fils de Dieu. Leur malveillance est “vue” et bien décrite dans les visions de la bienheureuse Anna Katharina Emmerick : “J’ai vu Satan s’approcher de Jésus avec l’apparence d’un ange puissant. Il était vêtu comme un guerrier, comme je vois saint Michel quand il m’apparaît ; mais, malgré tant de splendeur, il y avait toujours sur son visage quelque chose de sombre et de cruel”15. La cruauté de Satan envers Jésus le portera à la tentation des tentations : la mort sur la croix offerte à qui ne la mérite pas.

Les tentations de Jésus sont précédées du recueillement au désert et ce recueillement est aussi une lutte intérieure contre les pièges de l’adversaire. Avec la tentation Jésus affronte les périls qui menacent l’homme : Jésus veut et doit entrer dans le drame de l’existence humaine, la traverser jusqu’au bout pour retrouver ainsi la brebis perdue, la charger sur ses épaules et la reconduire à la maison. Il doit reprendre toute l’histoire depuis ses origines, depuis Adam, la parcourir et en souffrir jusqu’au bout pour pouvoir la transformer : il y a un mystère qui transforme tout ce qu’il touche, et c’est l’amour : ” Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique” (Jn 3, 16). Dans la  Lettre aux Hébreux, l’accent est mis sur le fait que la mission de Jésus, sa solidarité avec nous tous – préfigurée dans le Baptême – implique qu’il s’expose à la menace et au danger d’être refusé par l’homme. Le récit des tentations apparaît, comme le Baptême, comme une anticipation dans laquelle se condense la lutte de tout son cheminement. Jésus après le Baptême fut tenté : l’Esprit de Dieu qui au moment du Baptême descend et reste sur Jésus, ne le sépare pas de l’histoire et de ses ambiguïtés, au contraire il place Jésus à l’intérieur d’une lutte qu’il vivra lui-même comme son “pain quotidien”.

On pourrait se demander : comment Jésus put-il être tenté? Sa tentation fut-elle une vraie tentation? Il existe une tentation subjective, qui part du sujet qui est tenté et présuppose en lui, de quelque manière, l’existence de la concupiscence, et il existe une tentation objective qui part de l’extérieur, de Satan en personne ou d’une situation de fait (l’influence du monde) qui pousse à douter de Dieu, et donc à lui désobéir. La tentation de Jésus ne fut pas subjective parce qu’il était tout à fait innocent, ce fut par contre une tentation objective : il eut faim et Satan essaya d’utiliser cet aspect pour l’ébranler. Les tentations de Jésus sont de véritables tentations démoniaques, pas des tentations fictives ou pédagogiques. Lui, Verbe éternel, avec l’Incarnation devient vrai homme, qui nous enseigne, dans la dynamique des tentations, comment devrait s’exercer la liberté humaine, c’est-à-dire cette liberté qui a été créée sainte et qui par la suite a été blessée par le péché originel et entachée pour toujours par la concupiscence. Les trois tentations de Jésus révèlent la lutte intérieure de Jésus pour sa mission, mais aussi l’interrogation sur ce qui compte vraiment dans la vie des hommes, en elles le noyau de toute tentation apparaît avec clarté et évidence : il s’agit de supprimer Dieu, en le présentant comme secondaire – voire même superflu ou fastidieux – par rapport à tout ce qui dans notre vie semble plus urgent. Dans son activité ordinaire, Satan présente le mal sous forme de bien et quand on est “avancés” dans la vie spirituelle il ne nous invite pas directement à accomplir le mal, mais utilise des raisonnements subtils et trompeurs, “quand il profère le mensonge il parle de son propre fonds parce qu’il est menteur et père du mensonge” (Jn 8, 44c). Le diable est un vantard, le rituel d’exorcisme de 1952, actuellement en vigueur, l’apostrophe comme “fomentateur de vices, séducteur des hommes, trompeur des peuples” (cf. 1er exorcisme), il veut le consentement libre de notre volonté à abandonner les “illusions”d’une vie sainte et à employer nos forces avec l’illusion d’améliorer le monde à travers le pouvoir, le pain, le succès.

La première tentation consiste à transformer en pain les pierres du désert. Le premier critère d’identification du Dieu bon et rédempteur devant le monde est celui de donner le pain et de mettre fin à la faim de tout homme. Les problèmes sociaux ne sont-ils pas peut-être le premier et authentique critère auquel doit être proportionné le Salut? Le marxisme a fait précisément de cet idéal le cœur de sa promesse de salut, et on ne devra pas dire la même chose de l’Eglise? Avant tout le pain, le reste vient après. Jésus repousse le tentateur : “Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.” (Mt 4,4). Le pain est important, la liberté est plus importante, mais la chose  la plus importante est de ne jamais trahir l’adoration de Dieu: là où Dieu est considéré comme un élément secondaire, alors ces choses présumées plus importantes faillissent aussi. Le marxisme en est une preuve. Ainsi en va-t-il des aides de l’Occident aux pays en voie de développement, basées sur des principes purement techniques, matériels, négligeant Dieu : ils pensaient pouvoir transformer les pierres en pain, mais ils ont donné des pierres à la place du pain.

La deuxième tentation a été mise en relation avec le thème du “panem et circenses”. Après le pain il faut offrir quelque chose de sensationnel : celui qui ne veut pas permettre à Dieu d’éclairer le monde et les hommes doit offrir le prurit d’expériences excitantes, dont le frisson remplace la commotion religieuse et la réprime. Dans cette tentation il y a un débat entre deux experts de l’Ecriture : le diable théologien et Jésus obéissant à l’amour de Dieu. Le diable cite le Psaume 91,11 : “Il donnera pour toi des ordres à ses anges, afin qu’ils te gardent” (Lc 4, 10). Pour Soloviev’, dans son œuvre Court Récit sur l’Antéchrist, l’Antéchrist reçoit le doctorat honoris causa en théologie dans l’université de Tȕbingen et devient grand expert de la Bible. Le démon incarne l’exégèse érudite de son temps, qui peut devenir un instrument de l’Antéchrist.

Aujourd’hui il n’est pas rare d’assister aussi à l’intérieur de certains courants théologiques au fait que la Bible soit assujettie à la vision moderne du monde, dans cette perspective la Bible ne parle plus du Dieu vivant, mais ceux qui parlent sont ceux qui décident avec leur “lumière intellectuelle personnelle” de ce que Dieu peut faire et de ce que nous voulons et pouvons faire nous. Jésus contredit Satan : “Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu” (Lc 4, 12).  Dans la ruse de Satan Dieu doit se soumettre à une épreuve : s’il ne garantit pas la protection promise dans le Psaume 91 alors il n’est pas Dieu. Cette ruse est la présomption de qui veut faire de Dieu un objet et lui imposer nos conditions, en effet elle se base sur le présupposé que nous nions Dieu en tant que Dieu, parce que nous nous plaçons au-dessus de Lui, parce que nous mettons de côté la dimension de l’amour, de l’écoute intérieure, et nous reconnaissons comme réel seulement ce qui est entre nos mains. Déplaçons notre regard, du pinacle du temple à la croix sur le Calvaire : le Christ ne s’est pas jeté du pinacle, il n’a pas mis Dieu à l’épreuve, mais il est descendu dans l’abîme de la mort comme preuve suprême de l’amour de Dieu envers les hommes, et il est tombé, confiant, entre les mains bienveillantes du Père. C’est cela le vrai sens du Psaume 91 : le droit à la confiance extrême et illimitée de qui suit la volonté de Dieu et sait qu’au milieu de toutes les horreurs qu’il peut rencontrer il ne perdra jamais l’ultime protection de Dieu.

Dans la troisième tentation le démon offre à Jésus le pouvoir sur le monde. N’est-ce pas le Messie qui doit être le roi du monde? Jésus ressuscité dira : “Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre” (Mt 28, 18). Le pouvoir de Jésus est un pouvoir authentique, qui sauve, c’est le pouvoir du Ciel, c’est, en dernière analyse, le pouvoir du service, qui arrive à l’offrande de soi dans la mort sur la croix (cf. Liturgie de la Solennité du Christ Roi de l’Univers) : sans le Ciel le pouvoir terrestre reste toujours ambigu. Le pouvoir de Jésus resplendit dans la Résurrection, mais présuppose la croix, où il meurt suspendu et raillé par les hommes, manifestant l’offrande ultime et absolue de lui-même, de sa mise au service de l’homme. Le pouvoir du Christ grandit et prend racine en celui qui vit l’humilité et l’amour.

Au cours des siècles cette tentation devient visible quand l’empire chrétien transformera la foi en un fait politique pour l’unité de l’Empire; un risque que la foi a toujours couru, c’est celui d’être suffoquée par l’étreinte du pouvoir : la foi qui se met au service du pouvoir. L’alternative qui est en jeu ici apparaît dans le récit de la Passion, dans lequel Pilate fait choisir entre Jésus et Barabbas. L’un des deux sera libéré. Barabbas était une figure messianique, deux formes de messianisme se confrontent : un Messie qui guide une lutte de liberté et d’indépendance et un mystérieux Jésus, qui annonce que le chemin de la vie est de se perdre soi-même. Les hommes ont préféré Barabbas. Si le tentateur, aujourd’hui, nous proposait de choisir Jésus de Nazareth, le Fils de Dieu aurait-il quelque chance? “Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?” (Lc 18,8).

Le diable ne nous propose pas directement de l’adorer lui-même, il n’est pas si grossier, mais il nous propose de nous décider pour ce qui est rationnel, pour la priorité d’un monde planifié, dans lequel Dieu est seulement une question privée, il peut avoir sa place, mais il ne doit pas interférer dans la vie publique. C’est l’interprétation “biblique” de l’Antéchrist de Soloviev’ : l’adoration du bien-être, de la planification rationnelle. La troisième tentation se révèle fondamentale : ce que doit faire un sauveur du monde. Juste au moment où Pierre reconnaît Jésus comme Messie, s’avance le tentateur qui pousse à la compréhension d’un messie qui œuvre à la lumière du pouvoir temporel, une action messianique sans croix. Mais Jésus est dur avec Pierre : “Passe derrière moi, Satan! tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes!” (Mt 16, 23). La tentation d’aujourd’hui est de considérer le christianisme comme une recette pour le progrès, de reconnaître le bien-être commun comme le véritable but de toute religion, même de la religion chrétienne.

Qu’a porté Jésus s’il n’a pas fait émerger un monde meilleur? Dans l’Ancien Testament il y a deux “lignes” de sagesse : l’attente d’un monde sain dans lequel “le loup habite avec l’agneau” (Is 11,6), les peuples “briseront leurs épées pour en faire des socs” (Is 2,4) ; et puis  la sagesse du Serviteur de Dieu souffrant, d’un Messie qui sauvera à travers le mépris et la souffrance. Jésus nous dit ce qu’il a objecté à Satan puis à Pierre : Aucun royaume de ce monde n’est le règne de Dieu, qui assure le salut de l’humanité tout entière. C’est la ruse de Satan.

Mais qu’a vraiment accompli Jésus s’il n’a pas apporté la paix dans le monde, le bien-être pour tous? Il a porté Dieu! Désormais nous connaissons son visage, désormais nous pouvons l’invoquer, il a porté Dieu et avec lui la vérité sur notre destin. Le pouvoir de Dieu dans le monde est silencieux, mais c’est le pouvoir vrai et durable, c’est ce qui demeure et sauve. Les royaumes du monde entre-temps se sont tous écroulés. Jésus sort vainqueur de la lutte contre Satan : à la divinisation mensongère du pouvoir et du bien-être, il a opposé la nature divine de Dieu, comme vrai bien de l’homme, et l’amour comme unique processus de transformation et de bien-être. Le commandement fondamental d’Israël est aussi le commandement fondamental des chrétiens : on doit adorer seulement Dieu. Et c’est ce “oui” inconditionnel à la première table du dialogue, qui inclut aussi le “oui” à la deuxième : l’amour pour le prochain.

 

Jésus exorciste

Outre par l’annonce orale de l’Evangile, Jésus agissait aussi moyennant des signes spécifiques, signes qui laissent entrevoir son rapport spécial avec Dieu et son autorité sur le démon : les signes de miséricorde et les signes de puissance. Les signes de miséricorde sont l’offrande gratuite et miséricordieuse du pardon de Dieu à l’homme incapable de se sauver de la force du péché par ses propres forces : “Qui est-il celui-là qui va jusqu’à remettre les péchés?” (Lc 7, 49). Les signes de puissance, par contre, sont les miracles et les exorcismes : “Il se leva et aussitôt, prenant son grabat, il sortit devant tout le monde, de sorte que tous étaient stupéfaits et glorifiaient Dieu en disant : “Jamais nous n’avons rien vu de pareil!! (Mc 2, 12); “Qu’est cela? Un enseignement nouveau, donné d’autorité! Même aux esprits impurs, il commande et ils lui obéissent!”(Mc 1, 27). Tant les signes de miséricorde que les signes de puissance sont expression de l’amour miséricordieux d’un Dieu qui sauve du péché et aussi du Malin, qui est à l’origine de la première disgrâce de l’humanité. Le démon est personne, même si c’est à la manière d’une non-personne, et justement sur l’action personnelle de cet ange rebelle, Jésus lui-même nous invite à demander quotidiennement à Dieu dans la prière du Notre Père la libération de ses liens et la protection contre ses ruses. Le magistère de l’Eglise affirme tout cela dans la théologie du Notre Père :

“La dernière demande à notre Père est aussi portée dans la prière de Jésus : “Je ne Te prie pas de les retirer du monde mais de les garder du Mauvais” (Jn 17, 15). Elle nous concerne, chacun personnellement, mais c’est toujours “nous” qui prions, en communion avec toute l’Eglise et pour la délivrance de toute la famille humaine […]. Dans cette demande, le Mal n’est pas une abstraction, mais il désigne une personne, Satan, le Mauvais,l’ange qui s’oppose à Dieu. Le “diable” (dia-bolos) est celui qui “se jette en travers” du dessein de Dieu et de son “œuvre de salut” accomplie dans le Christ. “Homicide dès l’origine, menteur et père du mensonge” (Jn 8,44), “le Satan, le séducteur du monde entier (Ap 12,9), c’est par lui que le péché et la mort sont entrés dans le monde et c’est par sa défaite définitive que la création tout entière sera “libérée du péché et de la mort” (cf. Missel Romain, prière eucharistique IV). “Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche pas, mais l’Engendré de Dieu le garde er le Mauvais n’a pas prise sur lui. Nous savons que nous sommes de Dieu et que le monde entier gīît au pouvoir du Mauvais” (1Jn5, 18-19)”16.

Jésus est vainqueur de Satan par sa mort et sa résurrection, donc la Rédemption qu’il met en acte est libération de l’homme des liens du diable, cette victoire est en un certain sens anticipée dans la dynamique des exorcismes. L’exorcisme pratiqué par Jésus présente les traits typiques d’une lutte contre une personnalité autre, négative, cruelle et ennemie de l’homme, une lutte qui sera gagnée définitivement dans l’avènement du mystère pascal. La rédemption, cependant, doit être assumée personnellement par chaque homme moyennant le choix quotidien de Dieu, moyennant la conversion du cœur. Le diable, tout en étant vaincu par le Christ, continue à avoir une certaine influence sur l’homme, comme créature libre de choisir entre lui et Dieu.

Jésus, en affirmant  chasser les démons en vertu de l’Esprit-Saint (cf. Mt 12,28) présente les exorcismes comme signe de la venue du Royaume de Dieu, donc aussi comme preuve de sa messianité. La mission du Christ est une lutte effrayante contre les esprits du mal, en effet toute sa vie de Christ est une confrontation constante, une bataille, entre le “fort” Satan et le “plus fort” Jésus. L’évangéliste Marc souligne plus que les autres les “tons âpres” de cette bataille. Moyennant les récits de la libération des possédés l’Evangile nous communique une vision de l’histoire, celle qui se déroule dans le mystère de la foi : une lutte entre le bien et le mal dont les protagonistes sont Dieu et le Malin. Ce contraste entre Dieu et Satan est une querelle en vue du salut/perdition de l’homme, qui au nom de sa liberté peut choisir entre les deux prétendants.

La présence de Satan détruit, aliène et désagrège l’homme possédé. L’image de l’homme s’est comme brisée chez les possédés et est devenue méconnaissable. Prisonniers d’un ou de nombreux esprits du mal, ils sont incapables de se rebeller contre la force maligne qui les tient enchaînés, incapables de répondre librement aux appels de Jésus. En eux Jésus reconnaît et combat une puissance qui n’est pas celle de l’homme, mais une conscience autre, personnelle et cruelle : l’ange qui s’est rebellé contre Dieu. Devant Jésus, Satan et ses démons, détrônés, n’ont pas de pouvoir absolu sur les hommes, comme ils le voudraient, ils ne peuvent plus rester “sans dérangement” dans le corps des possédés, mais surtout ils entrevoient la fin de leur temps, c’est pourquoi ils réagissent avec fureur et crient : “Es-tu venu pour nous tourmenter?” (Mt 8, 29). Le Nouveau Testament, quant il parle de possédés, reflète la mentalité populaire qui attribue certaines maladies à l’œuvre du démon. Aujourd’hui nous disposons de connaissances plus précises sur les causes naturelles de certaines maladies nerveuses et psychiques qui donnent lieu à des formes semblables à celles décrites par les Evangiles, mais nous ne pouvons pas exclure, comme en témoigne l’expérience d’exorcistes confirmés et experts, la présence simultanée, soit d’une maladie psychiatrique, soit de maux maléfiques, cas très difficiles à affronter, qui devraient être confiés à des médecins et au ministère de consolation pour autant que ce soit possible. Si nous voulions voir dans ce récit rien d’autre que le résultat d’une culture préscientifique, quelque chose d’essentiel nous échapperait, qui ne peut pas être négligé:

“Ces faits et ces déclarations – bien placés, répétés et concordants – ne sont pas le résultat du hasard. Il n’est pas possible de les traiter en données fabuleuses à démythiser. Sinon, il faudrait admettre qu’à ces heures critiques la conscience de Jésus, dont les récits attestent la lucidité et la maîtrise de soi devant ses juges, était la proie de phantasmes illusoires et que sa parole était dépourvue de toute fermeté : ce qui contredirait à l’impression des premiers auditeurs et des lecteurs actuels des Évangiles. Ainsi la conclusion s’impose. Satan, que Jésus avait affronté par ses exorcismes, rencontré au désert et dans sa passion, ne peut pas être le simple produit de la faculté humaine de fabulation et de projection, ni le vestige aberrant d’un langage culturel primitif.”17

Le récit sur les démons et sur Satan qui tiennent liés les hommes, rappellent de manière significative “que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais” (1Jean 5, 19). Jésus révèle ce mystère, le met à nu, l’appelle par son nom, parce que son autorité est plus forte que les démons, dont il met en fuite le pouvoir par un ordre seulement. Quels sont les cas de maladie décrits dans l’Evangile auxquels Jésus donne des ordres? Jésus interagit dans les exorcismes avec un être personnel, dans les maladies par contre, il se comporte de manière absolument différente. En vertu de l’ordre impératif de Jésus, l’homme est libéré, guéri, le Règne arrive.

Sans doute le diable peut-il servir de prétexte pour décharger sur lui nos fautes, il peut devenir un instrument de fuite de nos responsabilités personnelles, surtout dans les cas de fidèles victimes de son action extraordinaire : “j’ai commis ce péché…parce que j’y ai été poussé (j’ai reçu un ordre) du diable…”. D’ailleurs, même à la période où la croyance dans la sorcellerie provoquait terreur, tortures et bûchers, l’accusation de possession diabolique était un monstrueux rejet sur d’autres de conflits personnels et sociaux non résolus.

Le scientisme aurait voulu vaincre pour toujours au niveau rationnel une certaine manière de concevoir le démon, mais le mystère du mal subsiste, et le démon assume de temps en temps un visage différent, il faut le découvrir. Jésus libérateur des démons conduit à discerner combien le mal du monde dépend de la volonté des hommes, des égoïsmes et des intérêts effrénés, mais met en garde contre le fait de le réduire simplement à des limites humaines. Le Malin, en effet, a un fort pouvoir de suggestion sur les hommes, influençant ainsi leurs choix, en effet il est un être spirituel et en tant que tel il entre dans l’esprit humain pour confondre et orienter au mal au nom de raisons fausses et contradictoires : il présente le mal sous forme de bien. Dans certaines situations de souffrance il ne lui est pas difficile de confondre l’esprit des hommes en leur faisant rechercher de l’aide auprès des opérateurs de l’occulte.

Les exorcismes opérés par Jésus marquent la défaite claire et évidente du démon, même si c’est comme une anticipation de cette défaite totale qui arrivera en raison de sa Passion, de sa mort et de sa résurrection. La victoire de Jésus se réalise dans le présent historique : il est vainqueur du Malin par la puissance de l’obéissance et de l’amour qui rejoint sa plénitude sur la Croix. Nous ne pouvons pas présenter au possédé d’aujourd’hui, comme unique source de guérison, le sacramentel de l’exorcisme, mais nous devons lui présenter le témoignage de Jésus : l’obéissance, l’acceptation de la volonté de Dieu, une vie pleine d’amour envers tous, préparent ainsi le terrain pour la lutte, pour le cas où ce serait nécessaire, lutte célébrée dans le rituel de l’exorcisme. Le péché des scribes est l’incrédulité devant une évidence claire : “C’est par le prince des démons qu’il expulse les démons” (Mc 3, 22) : Jésus exorciste nous enseigne que le premier exorcisme, nous le vivons précisément dans l’accomplissement de notre foi : aimer Dieu et aimer le prochain.

La culture moderne et le diable

Différents courants culturels comme l’illuminisme, le positivisme et le sécularisme ont fini par imposer une solution tranquillisante : le démon, dit-on, est une personnification symbolique, un mythe, un cauchemar. À partir de ces bases, nous arrivons à l’homme moderne qui manifeste une allergie suspecte à entendre parler du diable comme être personnel, encore plus pour ce qui concerne son action extraordinaire dans le monde. Cette “solution ou perspective” a été également assumée comme réflexion de progrès par quelques théologiens célèbres, qui ont présenté la doctrine catholique sur les anges et les démons comme pur symbolisme figuratif, en résumant le tout à deux solutions: une donnée culturelle d’importation et une personnification des attributs de Dieu. Il faut leur rappeler, à eux et à ceux qui pensent comme eux, que la sagesse de l’Eglise nous rappelle que lex orandi, lex credendi : donc pourquoi l’existence et le renouvellement du rituel d’exorcisme pour les priants et les croyants? Pur héritage du passé? Entre-temps, cependant, dans la société se manifeste un phénomène inquiétant : Satan, chassé par la porte, est rentré par la fenêtre, c’est-à-dire que chassé de la foi, il est rentré par la superstition. Le monde moderne, technologique et industrialisé, pullule de magiciens, sorcières, sorciers de village, spirites, diseurs d’horoscopes, vendeurs de sortilèges et d’amulettes, et d’autres gens semblables ;  de plus il ne faut pas exclure, à cause du péril qu’elles représentent, les sectes sataniques, dont les rituels, étranges, rentables, et dans quelques cas aussi de caractère criminel, se déroulent de préférence précisément dans les cités les plus industrialisées, se dissimulant sous l’apparence de gens aisés, qu’on ne penserait pas à classer comme personnes adoratrices du diable. Dans notre société se vérifie quelque chose de semblable à ce que l’apôtre Paul relevait chez les païens de son temps : “Dans leur prétention à la sagesse ils sont devenus fous et ils ont échangé la gloire du Dieu incorruptible contre une représentation, simple image d’hommes corruptibles. d’oiseaux, de quadrupèdes ou de reptiles […]. Et puisqu’ils ont méprisé la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à une intelligence dépravée” (Rm1, 21-23). Durant l’impressionnante et bouleversante période de la Seconde Guerre Mondiale, Helmut Thielicke, théologien protestant, recteur de l’université de Hambourg, a écrit :

“Durant ces temps-ci nous avons été bien trop en contact avec des puissances démoniaques…nous avons expérimenté et vu, plus qu’il n’était nécessaire, des hommes et des groupes entiers séduits et guidés par des puissances mystérieuses, nous avons observé trop de fois un esprit étranger dans des personnes transformées jusqu’au plus profond de leur être ; comment il les a poussées à des cruautés, des ivresses de pouvoir et des explosions de folie dont ils n’auraient pas été capables auparavant…Je dis que nous en avons vu trop, que nous en avons été trop épouvantés, pour que l’on puisse continuer à se demander sans honte si le diable existe”.

Malgré tout, nous assistons à une lente mais constante reprise de la réflexion démonologique, dans laquelle l’interrogation sur le mystère du mal est finalement parvenue, pour son compte, à la même conclusion d’où part l’Ecriture Sainte : le mystère du mal ne s’explique pas seulement par l’homme, il “précède l’homme”, c’est en effet  le sens de la présence du serpent dans le récit du péché originel. Le mystère du Mal “dépasse” l’homme : il y a un mal si impensable et raffiné qu’il ne peut pas être œuvre de l’homme, mais qu’il agit sur l’homme qui refuse librement la grâce sanctifiante.

Dans l’Ecriture Sainte on trouve tous les caractères fondamentaux pour formuler une théologie correcte sur les démons :

      1. l’existence personnelle de puissances spirituelles de type négatif, d’esprits rebelles;

      2. ils sont subordonnés à un esprit-chef, que la tradition des Pères identifie à Lucifer,      relisant en clé chrétienne l’événement de la chute du roi de Babylone (cf. Is 12, 14-15).

      3. Ces esprits pervertis ont une interférence réelle avec l’histoire et la vie de l’homme: action ordinaire (tentation) et action extraordinaire (phénomènes diaboliques      extraordinaires).

      4. La vérité la plus importante est que tous ces esprits du mal sont tous soumis à la seigneurie du Christ, même s’ils conservent une certaine initiative jusqu’à la parousie, où leur temps et leur œuvre s’achèvera pour toujours : “Il maîtrisa le dragon, l’antique serpent, – c’est le diable, Satan- et l’enchaîna pour mille années” (Ap. 20, 2).

“Croire” dans l’existence personnelle du diable est une doctrine catholique, c’est une vérité de foi, même si elle n’est pas définie ex professo par un dogme. Quand le bienheureux Paul VI a rappelé au peuple chrétien qu’il existe cet être personnel, perverti et pervertisseur, déplaisante vérité pour beaucoup, le monde a réagi “en déchirant ses vêtements”, scandalisé. Le monde “a ri” : il s’est agi d’une gaffe.

Le pape François, justement sur le thème de la possession diabolique, n’a pas craint de “dénoncer” les théologiens qui la mettent en discussion : “Il y a des prêtres qui, quand il lisent ce passage de Luc [11, 14-26] disent : Jésus a guéri une personne d’une maladie psychique. Certainement il est vrai qu’on pouvait confondre l’épilepsie avec la possession démoniaque, mais il est aussi vrai qu’il y avait le démon. Et nous n’avons pas le droit de rendre la chose si simple, en la liquidant comme s’il s’agissait de malades psychiques et non de possédés”18.

Celui qui nie l’existence du démon ou de son action extraordinaire sur l’homme (infestations, vexations, obsessions, possessions, maléfices) ne se rend pas compte qu’il lui permet de “rentrer et cultiver” son terrain préféré qui est celui du doute, de la discussion intellectuelle, qui suspend tout jugement, et enfin, du silence. Charles Pierre Baudelaire, poète, écrivain et critique littéraire, prononça sur le démon une phrase célèbre qui est passée à l’histoire : “La plus grande astuce du Diable est de nous convaincre qu’il n’existe pas”. La plus grande victoire de Satan est justement de nous faire croire qu’il n’existe pas, et il y a réussi avec beaucoup.

Pourquoi la démonologie est-elle partie intégrante, même si elle demeure “périphérique”, de la mission évangélisatrice de l’Eglise? Pourquoi l’Eglise doit-elle parler de Satan? On ne peut pas comprendre ce que signifie choisir le Christ si on ne sait pas entre qui et qui se fait le choix, on ne choisit pas en conscience le Règne de Dieu si on ne prend pas conscience du fait qu’il existe un autre royaume alternatif à celui du Christ, il n’existe pas de neutralité : la neutralité c’est déjà militer dans un des deux royaumes, c’est-à-dire celui de Satan. Le Baptême chrétien dans sa structure liturgique primitive était l’expression de ce choix, celui qui recevait le baptême disait : “Je renonce à Satan”, en se tournant vers le soleil déclinant vers l’Occident ; et puis il disait : “Je crois en Toi ô Christ”, en se tournant vers le soleil naissant vers l’Orient. Toute la vie chrétienne est un choix. Avoir aboli un des deux pôles du choix, celui négatif du démon, traduit chez l’homme sécularisé d’aujourd’hui la peur de devoir choisir, au risque de tomber ensuite dans l’angoisse la plus radicale, parce que choisir et parier, comme disait Pascal, est nécessaire.

Conclusion

Le terrain que nous avons parcouru est insidieux : le démon peut utiliser à notre détriment soit le trop grand silence sur lui, soit le fait de trop parler de lui. Dans ce dernier cas deux inconvénients peuvent se vérifier facilement : ou on s’illusionne ou on se confond. On s’illusionne si, prétextant que Satan est responsable de toutes nos difficultés ou erreurs, nous ne prenons pas assez au sérieux la racine maligne qui est en nous (l’égoïsme, la concupiscence, l’orgueil), et ne la prenant pas au sérieux, ne la mortifions pas. De cette manière notre bataille contre le démon est vaine: l’ennemi est d’un autre côté et agit sans être dérangé. Dans cet horizon nous risquons de combattre contre les moulins à vent. On se confond, si, outre le fait d’attribuer au démon nos erreurs, nous commençons aussi à lui attribuer tous les phénomènes qui arrivent autour de nous : maladies, troubles psychiques, souffrances. Non que le démon ne puisse pas faire cela aussi, mais il est dangereux de s’aventurer sur cette voie sans un juste discernement, parce quìon finit par voir des démons à chaque angle de notre vie, quand notre attention devrait être tournée à voir Jésus à chaque angle de notre vie.

L’Eglise est très sage en ce qui concerne la théologie des démons : il faut savoir discerner les esprits. Pas d’exorcismes faciles. L’Evangile nous exhorte sans doute à la pratique des exorcismes, chasser les démons est une consigne  constante faite aux missionnaires du Royaume, mais de façon positive, pas rituelle : il ne s’agit pas tant d’accomplir des rites, que des œuvres qui mettent en fuite Satan. C’est-à-dire prêcher et écouter la Parole de l’Evangile, proclamer le Christ comme Seigneur, cheminer en nouveauté de vie, nous renouveler profondément à travers le sacrement de la réconciliation, comme “sœur du Baptême”, le tout vécu dans une vraie et sincère conversion du cœur. Tout ceci est aussi exorcisme, parce que cela fait avancer le front de la lumière et reculer celui des ténèbres et du mensonge, fait précipiter Satan comme l’éclair, fait renverser les idoles derrière lesquelles il se cache habituellement : le mensonge philosophique, l’idole du pouvoir politique et militaire, l’idole du sexe et de la consommation, la calomnie et l’envie.

La vie qui réussit à dépasser la tombe est donnée par l’Eglise dans le sacrement du baptême, mais si la vie baptismale est ensevelie et qu’il reste une vie d’où amour et pardon sont tout à fait absents, nous nous trouvons de nouveau enfermés dans une vie psychosomatique, qui voudrait par un effort intellectuel et moral arriver à percer dans l’Esprit, mais en vain. Le Christ le dit ouvertement à Nicodème : “Nul n’est monté au ciel. Aucun homme ne s’est fait Dieu, mais Dieu s’est fait homme. Il faut renaître d’en haut” (cf. Jn 3, 1-21). Nous renaissons chaque fois que nous approchons avec une âme pénitente du sacrement de la réconciliation, en lui se réalise un exorcisme véritable, dont l’ordre impératif contre Satan est constitué par le don gratuit de la rémission des péchés : Jésus paie notre “dette” avec le démon et nous nous retrouvons participants de cet amour de Dieu, qui, seul, est capable de convertir le mal en bien.

Aujourd’hui, la conviction que dans cette Europe il faut quelqu’un qui change le péché en lumière  fait discrètement son chemin, quelqu’un qui nous unisse à Dieu, le Dieu vrai, pas celui pensé et objet de débats, mais surtout celui prié et aimé, le Dieu de Jésus-Christ.

Mon expérience d’évêque exorciste

Durant les années où j’étais évêque à Acerra (2000-2013), je me suis retrouvé plusieurs fois à combattre le phénomène des magiciens, des ensorceleurs et des diseurs de bonne aventure, je me souviens d’avoir refusé l’autorisation de devenir parrain de baptême à un célèbre diseur de bonne aventure qui exerçait quotidiennement le rôle de magicien pour une télévision locale de la région de Naples. Ma décision ferme provoqua des “étincelles” chez le magicien…Une autre fois je fus informé que dans une paroisse du diocèse avaient lieu des réunions de prières mensuelles où étaient dégradées des actions liturgiques et sacramentelles : l’idée de messe de guérison se propageait, on recourait à des formes magiques de dévotion surtout quand le Très Saint Sacrement était porté parmi la foule et chacun touchait l’ostensoir avec les mains, ou avec des photos ou des objets appartenant à des malades ou à des absents qui en avaient besoin. On bénissait aussi des éléments naturels (sel, huile, eau, bougies, etc…) qui pouvaient revêtir ainsi un sens magique. Une fois,  vêtu comme un simple prêtre, je fus présent parmi la foule des fidèles et pus assister en personne à ce spectacle, qui frôlait la magie. Après avoir averti le curé, j’écrivis au prêtre qui présidait ces célébrations – qui d’ailleurs n’appartenait même pas au diocèse – en l’invitant à ne plus se présenter dans le diocèse pour y tenir ces réunions de prière.

Dans la société il y a une grande variété de personnes capturées par les sectes et par les séducteurs des séances de spiritisme, subjuguées par les magiciens, prises au piège de toute forme de vices, comme le jeu, le sexe, l’alcool et la drogue.

Le nouveau “Rituel des exorcismes” voit le jour dans une situation culturelle marquée par une large diffusion de pratiques culturelles déviées ou ouvertement superstitieuses. La carence chez de nombreuses personnes d’une expérience de foi incisive et de solides convictions religieuses, la  perte de certaines valeurs chrétiennes importantes et l’obscurcissement du sens profond de la vie concourent à créer un climat d’incertitude et de précarité, lequel à son tour favorise le recours à des formes de divination, à des pratiques religieuses empreintes de superstition, à des expressions rituelles de magie  et parfois même à des rites extrêmement aberrants, comme ceux du culte à Satan […]. D’autre part, dans des secteurs amples de la culture contemporaine sont souvent sous-évaluées ou niées la présence et l’action de Satan dans l’histoire et dans la vie personnelle”19.

Cet horizon de vie dédié au péché et à la superstition me fit réfléchir sur le pouvoir du diable dans le monde et me fit revenir à l’esprit l’invitation pressante que le Père Gabriel Amorth faisait aux évêques de nommer des exorcistes dans leurs diocèses, pour aider et consoler tant de gens qui souffrent et restent seuls dans la lutte contre le démon, et qui tombent souvent entre les mains des magiciens parce qu’ils ne savent pas à qui s’adresser ni à qui parler d’un malaise, qui la majeure partie du temps reste incompris, s’il n’est pas tourné en ridicule. C’est ce qu’affirmait Amorth avec une extrême vigueur :

“Les exorcistes sont en général mal vus par une bonne partie du clergé lui-même, par lequel ils sont  souvent considérés comme des exaltés. Il ne sont pas bien acceptés, bien qu’ils soient non seulement membres du clergé, mais qu’en principe ils puissent être considérés presque meilleurs. Je dis les meilleurs parce que le Droit Canonique dit que l’évêque, en nommant l’exorciste, doit choisir un prêtre de prière, de culture, équilibré”20.

C’est pour cette raison que j’invitai le jeune prêtre Don Marcello Lanza à approfondir ses études de théologie dans cette direction du ministère. Ainsi en 2011 je le nommai exorciste du diocèse d’ Acerra, figure qui manquait à l’organigramme personnel du diocèse depuis des décennies. En même temps j’émis les premières normes concernant l’exercice ministériel de cette délicate activité apostolique, et j’invitai le peuple de Dieu à dépasser les limites de la crédulité, qui porte à la magie, et de l’indifférence, qui peut déboucher sur l’incompréhension. Je me rappelle avec plaisir du dévouement avec lequel don Marcello se dédiait à ce ministère, l’accomplissant avec compétence et sobriété, et l’alimentant par la prière et sa foi humble et décidée. Un jour, en 2013, il m’invita de manière pressante à exorciser un jeune possédé par le démon. Dans quelques séances auparavant, don Marcello avait diagnostiqué avec bien de la peine l’état de possession diabolique de ce jeune, qui à première vue ne semblait pas possédé. J’éprouvai une légère peur à accepter, surtout parce que don Marcello m’avait confié les difficultés que lui et ses auxiliaires avaient rencontrées dans la célébration des précédents exorcismes sur ce jeune possédé par le démon. Mais je me repris aussitôt, me rappelant que l’évêque est l’exorciste ordinaire dans son propre diocèse.  Je ne pouvais pas me soustraire. Je me rappelai aussi que don Marcello, auparavant, m’avait déjà invité à célébrer ce sacramentel pour un adolescent, qui, accompagné par ses parents, fut exorcisé par mes soins dans la chapelle de l’évêché. Dans cette circonstance tout se déroula avec tranquillité, malgré ma préoccupation : j’avais demandé pardon de ma fragilité et je renouvelai ma foi en Christ Sauveur. Le dimanche suivant, je remarquais, avec joie, le jeune exorcisé qui participait, avec ses parents, à ma célébration eucharistique dans la cathédrale.  C’est une erreur de considérer qu’un possédé ne peut pas entrer dans une église, cet adolescent était là, il a participé à la sainte messe et il a communié sans aucun problème. Réconforté par cette expérience, je me confiai à la Vierge Marie, mère de l’Eglise et acceptai d’exorciser ce jeune qui, je le compris aussitôt, était un cas de possession extrême. Ce fut une célébration combattante, une vraie lutte. Il s’agissait d’un jeune de trente ans, bien planté et robuste : durant l’état de transes de possession diabolique il émanait de lui une force de lion, une énergie herculéenne : l’intervention de six auxiliaires qui lui bloquèrent les mains, les jambes, la tête et la poitrine fut nécessaire. La chaise, bien solide, en fer forgé, maintint à peine le choc. Après les rites d’introduction prévus dans le rituel d’exorcisme, le jeune, ou mieux, le démon qui le possédait explosa dans toute sa force : les yeux révulsés, tournés vers le haut, il grognait, de la bave écumait  de sa bouche et il avait peur de toucher l’étole violette que j’endossais. À l’improviste, il cria, en s’adressant à moi : “Toi, qu’est-ce que tu fais là?”. Le diable était épouvanté et c’est pourquoi il donnait une énergie toujours plus forte au jeune possédé. Je répétai le rituel plusieurs fois, ajoutant toujours de nouvelles invocations au Seigneur, pendant qu’une certaine crainte commençait à se faire jour dans mon âme. Don Marcello m’assistait et m’encourageait; et il me suggérait d’élever le ton de ma voix,  de mettre plus d’autorité et plus de foi dans mes commandements. Près de deux heures passèrent dans ce “corps à corps”. À un certain point du rituel, j’imposai au démon qui possédait le jeune de me révéler son nom. Il répondit : “Je suis légion”. Durant l’exorcisme, en outre, le diable me reconnut comme évêque en m’apostrophant comme “successeur des apôtres”.

Le Père Amorth aussi décrit les difficultés rencontrées dans la célébration des exorcismes : “Combien de fois Satan a résisté à mes ordres. Le Christ est plus fort que lui, mais souvent il réussit à lui résister. Parce que Satan, tout en étant assujetti au pouvoir du Christ, reste de toute façon une figure puissante”.  Mes expériences d’évêque exorciste m’ont aidé à comprendre avec une plus grande intensité que le possédé est un membre de la communauté et que sa souffrance ne peut provoquer une peur superstitieuse, mais doit susciter un  sentiment d’amour et de compassion pour le malaise que vit un de nos frères. Dans cette conviction, je trouvai réconfort dans l’expérience d’un curé exorciste21 qui écrit ainsi dans un rapport destiné aux exorcistes : “Dans la pastorale de la paroisse on ressent l’urgence d’un ministère de consolation et d’accompagnement pour qui est tourmenté par le Malin…Une communauté paroissiale devrait se charger de  ceux qui sont opprimés par le Malin, sans considérer leur malaise comme une honte ou un motif d’épouvante pour les enfants, ou voir en eux de possibles perturbateurs de la liturgie: enfin des personnes à tenir éloignées ou cachées comme si elles étaient contagieuses ou indignes de la communauté”. l’Eglise, dans le Rituel des exorcismes et prières pour circonstances particulières reconnaît les possédés du démon comme les plus pauvres parmi les pauvres: “Le fidèle qui demande l’exorcisme est un membre de la communauté, un de ces membres que la communauté doit aimer d’un amour préférentiel ; en effet il est le plus pauvre des pauvres, il a besoin d’aide et de consolation. C’est pourquoi le ministère de l’exorciste, outre son but de libération, est aussi un ministère de consolation”22.

Les évêques italiens reconnaissent dans la condition du fidèle possédé ou sujet à d’autres phénomènes diaboliques extraordinaires, une souffrance, une douleur et une affliction supérieures à toute autre forme de souffrance. En effet, être constamment en compagnie d’un “hôte” indésirable qui fait sentir sa présence dans le corps et surtout dans l’esprit, influençant avec une certaine force le baptisé à faire des choix ennemis du bien et du bonheur personnel et communautaire,  dépasse tout schéma de normalité. Satan à travers la possession diabolique tend à maintenir son pouvoir sur la personne et à désirer sa ruine, c’est pourquoi le baptisé possédé par le démon, quand il frappe à la porte de l’Eglise sa mère et demande l’exorcisme, a besoin de confession et de consolation : il cherche cette paix et cette sérénité que le diable lui a enlevées et que l’Eglise mère peut lui restituer grâce à la puissance sanctificatrice des sacrements et du sacramentel de l’exorcisme, l’accompagnement fraternel dans son chemin de libération.

NOTE

1  Son Excellence Mons. Giovanni Salvatore Rinaldi naît à Cimitile le 3 mai 1937, dès sa jeunesse il entre au séminaire épiscopal de Nola et ensuite au séminaire pontifical régional de Posillipo, il est ordonné prêtre le 2 juillet 1961. Il exerce différentes responsabilités dans son diocèse : professeur de philosophie et de français, père spirituel des séminaristes,  assistant diocésain d’Action Catholique, curé de diverses paroisses, parmi lesquelles la Paroisse Collégiale Notre-Dame des Grâces à Marigliano. Le 7 décembre 1999 il est nommé évêque du diocèse d’Acerra, responsabilité qu’il laissera en 2013, ayant rejoint la limite d’âge. Durant son épiscopat, sensible aux fidèles souffrants dans leur esprit, il nomme un prêtre diocésain et reporte dans le diocèse le ministère des exorcismes, après plus de trente ans d’absence de la figure de l’exorciste. Il est chargé dans la conférence épiscopale de Campanie du rôle de délégué pour l’éducation, l’école et l’université, et actuellement il est collaborateur du groupe des exorcistes de Campanie, auprès du responsable Mons. Beniamino Depalma, archevêque émérite du diocèse de Nola. Mons. Rinaldi a eu une expérience directe dans le domaine des exorcismes, quand il était Ordinaire il a en fait plusieurs fois réalisé des exorcismes sur des possédés, connaissant en personne cette réalité de souffrance.
2 H. Denzinger,  Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum,   éd. par P. Hunermann, EDB, Bologne 1995, 3002 [Denz].
3 Ceux qui affirment que le diable est seulement un symbole du mal adoptent un principe semblable pour l’ange aussi, le considérant comme un symbole du bien.
4   Denz 800.
5  Cf. Pie XII, Humani generis, in Enchiridion delle Encicliche 6. Pio XII 1939-1958, EDB, Bologne 1995, 726.
6 Jean-Paul II, La partecipazione degli angeli nella storia della salvezza, 9/2: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, 28 vol., LEV, Cité du Vatican 1987, 327.
7 Jean-Paul II, La partecipazione degli angeli nella storia della salvezza, 9/2: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, op. cit., 328.
8   J. Maritain, Il peccato dell’angelo, Città Nuova, Rome 2014, 90.
9   Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, LEV, Cité du Vatican 21999, 393 [CEC].
10  Cf. ib., 2851.
11 Pape François, Omelie del mattino. Nella Cappella della Domus Sanctae Marthae, IV, vol. 7, LEV, Cité du Vatican, 2014, 135-136.
12 Paul VI, Liberaci dal male, in Insegnamenti di Paolo VI, vol. V, Tipografia poliglotta vaticana, Cité du Vatican, 1973, 1169.
13  J. Ratzinger-V. Messori, Rapporto sulla fede. A colloquio con Joseph Ratzinger, Paoline, Milan 1985, 150;145.
14 Cf. Pape François, Omelie del mattino, VII, op. cit., 137.
15  Anne Catherine Emmerick, Gesù negli anni della vita pubblica, San Paolo, Cinisello Balsamo 2014, 71.
16 CEC 2850; 2852.
17 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Fede cristiana e demonologia, in EV 5/1355.
18 Pape François, Omelie del mattino, II, op. cit., 93.
19 REPCP, Presentazione, 2;4.
20 G. Amorth, Memorie di un esorcista. La mia vita in lotta contro Satana, Piemme, Milan 2010, 25
21  Don Ermes Macchioni, exorciste du Diocèse de Reggio Emilia Guastalla.
22  REPCP, Presentazione, 16.

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